- DIDACTIQUE - La didactique de la langue maternelle
- DIDACTIQUE - La didactique de la langue maternelleEn se penchant sur l’histoire de la langue et de son enseignement, la didactique de la langue maternelle doit analyser les objectifs et les limites (les échecs) des démarches scientifiques visant à l’amélioration de la situation (psychopédagogie de la langue et linguistique appliquée). La crise de l’enseignement de la langue maternelle n’est pas l’apanage des pays francophones. En Angleterre, en Allemagne, comme dans la plupart des pays européens, depuis 1960, d’importantes réformes ont été élaborées, discutées et souvent mises en œuvre. Bien que la plupart des études incitent à une appréciation plus nuancée de la situation, les plaintes et les critiques s’accumulent depuis les débuts de l’instruction publique, fustigeant le mauvais rendement de l’enseignement de la langue maternelle, la détérioration du niveau d’expression orale et écrite de la population. L’enfant parle, en effet, très tôt et plutôt bien, et l’on pourrait croire, avec les adeptes des «méthodes naturelles», que la pédagogie n’a dès lors en ce domaine que deux objectifs possibles: d’une part, enrichir ce fonctionnement oral spontané et le compléter par l’initiation au code écrit (parler, lire et écrire); d’autre part, susciter la prise de conscience explicite des quelques unités du code et des quelques règles du système qui stabiliseront le fonctionnement communicatif et permettront l’apprentissage éventuel d’autres langues (connaissance grammaticale élémentaire). Ces objectifs paraissent d’autant plus accessibles que les pédagogues disposent, depuis le premier quart de ce siècle, d’instruments scientifiques nouveaux et particulièrement adaptés: les théories linguistiques (de Ferdinand de Saussure aux structuralistes et à la grammaire générative) et les données de la psychologie de l’enfant. Pourquoi dès lors ce malaise persistant?L’enseignement de la langue maternelle ne concerne en réalité que partiellement le développement des capacités de communication (orale et écrite) et la connaissance du code grammatical. D’autres finalités – la plupart du temps implicites – lui sont traditionnellement attribuées: transmission d’une «culture scolaire», promotion et reproduction d’une langue littéraire stabilisée (celle des «bons auteurs») et d’un système orthographique contesté; développement du raisonnement logique; achèvement de l’unification des parlers («langue nationale»), etc. Nulle démarche éducative ne peut atteindre – à la fois – des objectifs aussi divers, et c’est en cela que réside la cause profonde de l’insatisfaction du public et, plus généralement, de la situation de crise dans laquelle est plongé l’enseignement de la langue maternelle.Histoire et statut de la langue: l’exemple du françaisJusqu’au XVIIIe siècle, le français constituait une langue étrangère pour la majorité des habitants de l’Hexagone; c’était la langue du roi, de l’appareil juridique, de la noblesse et de l’administration. Le peuple s’exprimait dans son patois, son dialecte ou sa langue. Cette disparité des parlers constituant un obstacle à la réalisation des objectifs révolutionnaires, une langue commune, le français national, fut tenue pour l’instrument et pour le symbole des libertés républicaines, et appelée même à devenir le langage universel de la démocratie. Cet objectif trouvera une concrétisation rapide au niveau de l’État et de ses relais administratifs. Mais il faudra attendre presque un siècle pour que cette langue commune devienne la langue de tous. Malgré de multiples projets d’acculturation linguistique, la diffusion du français à l’ensemble des citoyens sera lente, et la démocratisation des moyens de communication verbale plus lente encore. Un ensemble de raisons explique cette lenteur et cet échec.Il manquait au pouvoir révolutionnaire un appareil scolaire puissant et conforme à ses objectifs, et il fallut attendre la promulgation des lois radicales à la fin du XIXe siècle (école publique, laïque, gratuite et obligatoire) pour que le français soit enfin doté d’une existence matérielle stable et généralisée. Cette longue période de décalage entre les objectifs républicains et la réalité langagière des Français fut lourde de conséquences. En l’absence d’une véritable matérialisation dans les pratiques langagières orales, le français national devint une langue d’État et une langue d’école: le français scolaire, tel que nous le connaissons aujourd’hui. Ce clivage fut masqué par un discours idéologique aux effets pernicieux: l’utopie de la langue française une, éternelle et idéale. Enfin, la carence de l’appareil scolaire républicain permit aux structures anciennes de conserver leur poids, leur prestige et leur langue, et cela avec d’autant plus de facilité que la Convention fit, en matière de programmes et de méthodes, des choix inspirés de conceptions assez peu révolutionnaires. Elle reprit, tout d’abord, les deux piliers méthodologiques de l’enseignement des langues en vigueur dans les collèges de l’Ancien Régime: une grammaire ayant pour fonction de proposer une analyse de la phrase française en des termes compatibles avec l’analyse des énoncés latins, et une procédure d’apprentissage du style et de la norme fondée sur les «bons auteurs». Elle décida, en outre, dans le cadre d’un système scolaire à quatre niveaux, de réserver la grammaire et les bons auteurs aux élèves des niveaux supérieurs, et de proposer une version simplifiée d’analyse du français (une grammaire élémentaire) pour les écoles du peuple, instaurant de la sorte deux systèmes scolaires séparés: celui du secondaire et de ses écoles préparatoires, donnant accès aux fonctions sociales dominantes, et celui de l’école élémentaire chargé de fournir une instrumentation de base aux classes dominées (lire et écrire en français). L’unification des deux réseaux et la création d’un tronc commun au cours du XXe siècle ne modifièrent pas fondamentalement cet état de choses, l’école primaire commune – réceptacle des finalités anciennes et nouvelles, confondues et amalgamées – devenant, par cette confusion même, un instrument démocratique de sélection sociale.Psychopédagogie de la langue et linguistique appliquée à l’enseignementMême si le caractère sélectif et reproductif de l’enseignement de la langue maternelle a fait l’objet de nombreuses dénonciations, les sociétés occidentales ont, dans leur ensemble, accepté la fiction d’une langue nationale unifiée, véhicule idéal de la pensée et de la culture; elles ont en conséquence longtemps répugné à toute analyse (a fortiori à toute remise en question) des objectifs de l’enseignement de cette discipline, comme en témoigne l’âpreté des débats concernant la grammaire ou l’orthographe. Mais l’évidence de l’échec les a conduites par contre à accepter la plupart des critiques adressées aux conditions d’enseignement et d’apprentissage ainsi qu’à l’adéquation des contenus. Et c’est dès lors pour résoudre ces deux ordres de problèmes que se sont développées les démarches de psychopédagogie de la langue et de linguistique appliquée.Issue des découvertes de la psychologie de l’enfant du début du XXe siècle, la psychopédagogie se veut à l’écoute des besoins et des motivations de l’élève; elle se greffe sur son activité spontanée, en particulier sur ses jeux, et tente de ne proposer que des apprentissages compatibles avec son niveau de développement cognitif. Partagée par les promoteurs de l’«éducation nouvelle», cette réorientation psychologique de l’enseignement de la langue a été progressivement acceptée par les autorités scolaires et par le corps enseignant, et elle s’est traduite, à partir de 1930 environ, par diverses «améliorations pédagogiques». L’accent a été mis sur l’activité langagière spontanée de l’enfant et sur la nécessité de la faire surgir à l’école; les exercices trop stéréotypés (mémorisation puis application mécanique de règles grammaticales ou normatives, copie de textes, lecture silencieuse, etc.) ont été progressivement écartés et la réflexion grammaticale s’est penchée sur l’expression spontanée des élèves plutôt que sur les phrases rituelles du français scolaire. Mais il a fallu attendre les années soixante et soixante-dix – publication du «plan Rouchette» et des travaux de la commission Pierre Emmanuel (1968), en France, celle de la Hessische Rahmenrichtlinien Deutsch (1972) en Allemagne, le rapport Bullock (1975) en Grande-Bretagne – pour que se mettent en place de véritables projets de rénovation, proposant une synthèse habile des activités d’expression et de structuration (prise de conscience des caractéristiques du système que constitue la langue) et surtout le passage d’une démarche déductive à une démarche inductive.Cette rénovation des conditions d’apprentissage ne pouvait que déboucher sur une remise en cause des contenus d’enseignement, et en particulier des concepts et des termes en usage dans les grammaires traditionnelles. En dépit de leur diversité, ces grammaires présentent trois caractéristiques communes. Héritières des manuels utilisés dans les collèges de l’Ancien Régime, leur mode de présentation respecte généralement les schémas des grammaires latines et, en conséquence, l’accent principal est mis sur la morphologie (au détriment de la syntaxe). Ces ouvrages perpétuent en outre la confusion entre logique et langage; nombre d’unités y sont définies non par leurs caractéristiques propres, mais par ce à quoi elles sont censées correspondre sur le plan sémantique: la phrase constitue «l’expression d’une pensée complète», le sujet «l’être ou l’objet responsable de l’action», etc. Enfin, les exemples qu’ils proposent sont extraits de productions littéraires (généralement anciennes), rarement de la langue usuelle. À ces trois groupes de défauts «historiques» s’ajoutent la non-systématicité, les pseudo-règles, la confusion du code écrit et du code oral, le cloisonnement et l’importance excessive donnée à des détails. Autant de lacunes indiscutables qui ont conduit à l’introduction d’une nouvelle démarche d’analyse de la langue en usage, inspirée des méthodes de la linguistique moderne, en particulier des grammaires structurales et de la grammaire générative.La réforme engagée depuis 1980 par la Suisse romande (dont les principes fondateurs ont été énoncés dans Maîtrise du français ) constitue sans doute la tentative la plus cohérente inspirée de ces deux mouvements. L’orientation psychopédagogique a engendré une amélioration sensible des conditions de vie des élèves comme des enseignants, et l’adoption des techniques de description linguistique a permis aux élèves de construire une connaissance plus rationnelle des caractéristiques de leur langue. Cependant, après les années d’euphorie, les limites de l’emprunt aux disciplines scientifiques sont apparues: les modèles linguistiques restent divers, incomplets et inachevés, et ils sont souvent trop riches, trop formels et trop complexes pour être appliqués directement dans les activités d’enseignement. La linguistique ne fournit en réalité que des instruments, à caractère essentiellement descriptif, qui doivent faire l’objet d’une transposition didactique délicate, et qui n’ont de statut que dans leur articulation à une démarche méthodologique d’ensemble. Ensuite et surtout, l’échec scolaire reste un phénomène relativement stable, et c’est cette réalité même qui fixe les limites de toute démarche scientifique «appliquée à l’enseignement».Le retour à la didactiqueCompte tenu de la multiplicité des objectifs poursuivis, l’enseignant de langue maternelle se doit aujourd’hui d’être le «spécialiste de tout» (textes littéraires et documentaires, expression orale, poésie, théâtre, vidéo, etc., sans compter bien sûr les disciplines à caractère «instrumental»: grammaire, vocabulaire, orthographe, etc.). Et, quelles que soient sa compétence et sa formation en ces différents domaines, il se retrouve nécessairement en butte à des sommations contradictoires sur la question des priorités (puisqu’on ne peut pas tout faire, que faut-il privilégier?) ainsi qu’à la tension constitutive entre les diverses formes objectives d’hétérogénéité (sociales, culturelles, cognitives, linguistiques) et un projet éducatif à caractère homogénéisant (enseigner la langue nationale).C’est la conscience du caractère décisif et urgent de ce problème qui a déterminé le développement de la didactique de la langue maternelle.Du fait du caractère composite et nécessairement pragmatique de l’objet d’enseignement qui la concerne, la didactique de la langue maternelle se démarque des autres didactiques des disciplines scolaires (mathématiques et sciences, en particulier): alors que ces disciplines visent à l’appropriation d’une partie du savoir savant, l’enseignement de la langue maternelle vise d’abord l’amélioration des pratiques langagières (orales et écrites) et secondairement l’acquisition d’un savoir linguistique. Reste que ce savoir est quand même requis et que se pose le problème du statut de ces connaissances métalinguistiques.Du fait de son orientation tripartite (apprentissage/enseignement/composantes langagières), la didactique de la langue maternelle semble structurer un terrain plus vaste que la traditionnelle pédagogie de la langue à laquelle elle succède. Alors que se poursuivent les discussions sur la délimitation de son champ (faut-il y inclure l’étude des échanges verbaux en classe, des styles pédagogiques, des processus d’acquisition extra-scolaires?), les représentations de son émergence la situent à la fois comme une réaction à l’applicationnisme, et comme une recherche, par d’autres moyens, des réponses à apporter au déterminisme social (échec scolaire attribué au handicap linguistique et culturel). La didactique de la langue maternelle s’interroge non seulement sur ses critères de scientificité, mais surtout sur son histoire. Il est sûrement important de savoir par exemple que ce n’est pas d’aujourd’hui que s’opposent grammaire implicite et grammaire explicite, usage et raison (avec leurs corollaires: pratique spontanée de la langue et enseignement systématique); il est important aussi de connaître l’intérêt permanent des linguistes pour l’enseignement des langues, de resituer les débats sur les modes pédagogiques (sacralisation de l’écrit, privilège de la communication orale, etc.).Avec la notion de «transposition didactique», il s’agit de montrer la série des réélaborations par lesquelles s’effectuent des passages entre savoirs savants sur la langue et pratiques scolaires. Il faut ici souligner la multiplicité des références et la part grandissante prise par les grammaires textuelles et la psychologie du langage, après les linguistiques structurale et générative, la psycholinguistique et la sociolinguistique. La didactique comme théorie des médiations s’intéresse de plus en plus à son effet en retour sur les savoirs de référence: dans quelle mesure fournit-elle thèmes de recherches, documents, observations? Dans quelle mesure dégage-t-elle des objectifs communs à des disciplines jusque-là cloisonnées? Dans quelle mesure la classe elle-même est-elle un lieu privilégié sinon de constitution, du moins de mise à l’épreuve d’une théorie du langage? À travers les lexiques multiples (celui des sciences du langage, de la psychologie cognitive, de la sociologie des institutions) qui «parlent» la didactique de la langue maternelle, il convient d’élaborer un langage commun pour la constitution d’un horizon disciplinaire.Par ailleurs, la didactique de la langue maternelle se rapporte à l’ensemble des contraintes, problèmes et modèles caractéristiques de l’environnement culturel de la discipline. La culture scolaire se caractérise par l’indissociabilité de connaissances et de techniques: dans une grammaire, par exemple, le type de description de la langue proposé dépend directement des types de manipulations qui y sont appliqués. Certains soulignent à juste titre la relative autonomie des contenus d’enseignement qui ne font pas tous référence à des champs d’étude scientifiquement légitimés (la production écrite n’est pas un savoir de type universitaire) et cherchent à définir ce qui «constitue» la discipline scolaire: exposition de séquences (contenus-exercices-évaluation), le tout en liaison avec des finalités. C’est ainsi que, si l’on ne peut tenir la grammaire pratiquée à l’école ni pour une vulgarisation scientifique ni pour une production strictement interne à l’école, il faut déterminer ses fonctionnements propres (idéalisation de l’objet, priorité aux étiquetages, circuit questions-réponses), qui la rendent solidaire des autres disciplines scolaires mais partiellement analogue à certaines pratiques de la linguistique.
Encyclopédie Universelle. 2012.